IV. Exemplifications
Afin
d’illustrer l’usage qui peut être fait des outils d’analyse issus des sciences
sociales qualitatives dans la salle de classe nous allons prendre quelques
exemples.
1. Un usage du bilan de savoir en
classe de philosophie en terminale
Lorsque j’étais enseignante de philosophie en terminale, j’avais
l’impression que mes élèves avaient des préjugés concernant l’enseignement de
philosophie en terminale, mais que je ne parvenais pas bien à identifier et qui
selon moi, constituait un obstacle pédagogique à mon enseignement.
Pour tenter de cerner ces représentations[1], j’ai eu recours à un questionnement pouvant s’apparenter à celui développé avec les « bilans de savoir » par Jean-Yves Rochex et ses collaborateurs. Au début de l’année, j’ai demandé aux élèves de m’écrire qu’elles étaient la représentation qu’ils se faisaient de la philosophie. Beaucoup d’élèves à cette question indiquaient qu’ils n’avaient pas d’idée à ce sujet. À la fin de l’année, je les ai de nouveaux interrogés, à l’écrit, en leur demandant si en définitive la philosophie ressemblait à ce qu’ils s’imaginaient auparavant. Cette deuxième interrogation s’est avérée bien plus fructueuse. En effet, les élèves qui n’osaient pas forcément donner leur avis en début d’année ou n’étaient pas conscients de leurs propres représentations s’avéraient plus loquaces.
Les écrits ont permis de dégager deux éléments. Le premier c’était que les élèves avaient deux représentations contradictoires de la philosophie qui parfois pouvait coexister chez la même personne : le cours de philosophie consistait en des débats libres et/ou les devoirs de philosophie consistaient à réciter les cours dictés par l’enseignant[2]. Le second point permettait de constater que chez certains élèves, généralement ceux qui avaient progressé durant l’année, cette représentation avait changé pour devenir conforme aux attentes d’une dissertation de philosophie : la rédaction d’un texte dans lequel on développe une pensée personnelle sur un sujet en s’appuyant sur des auteurs. Néanmoins, ce n’était pas le cas chez tous les élèves.
La connaissance de cette réalité permet ainsi de l’anticiper et d’agir en explicitant dès le début de l’année l’existence de ces deux représentations et de mieux expliciter les attendus des devoirs de philosophie par opposition.
2. Une analyse comparée de deux méthodes d’enseignement de la multiplication avec triangulation méthodologique
Une de nos étudiants stagiaires dans le cadre de son mémoire de recherche a décidé d’évaluer deux méthodes d’enseignement des mathématiques en comparant deux séances : une séance basée sur une approche, d’inspiration socioconstructiviste, tirée d’un manuel et une autre approche recourant à l’histoire des mathématiques s’appuyant sur un texte historique. L’étudiante s’appuie sur les travaux issus des Irem (Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques) qui recommandent le recours à l’histoire des mathématiques comme élément pouvant aider des élèves en difficulté à trouver davantage de sens à l’enseignement des mathématiques.
Pour
effectuer la comparaison entre les deux approches, l’étudiante a eu recours à
une triangulation méthodologique qui consistait à :
- recueillir des observations
ethnographiques durant la préparation des séances et durant les séances
elles-mêmes ;
- évaluer les élèves sur leurs
acquis à l’issue des séances ;
- les interroger sur les séances
avec un bilan de savoir en leur demandant ce qu’ils avaient pensé des séances
et ce qu’ils en avaient compris.
La
comparaison des deux séances a donné les résultats suivants. L’enseignante a
transcrit dans son journal ethnographique, la différence de ressentie au cours
de la préparation et durant les deux séances. Il s’agissait d’une étudiante
angoissée par les mathématiques, mais en revanche à l’aise en histoire. L’approche
par l’histoire des mathématiques l’a aidé à vaincre son sentiment d’anxiété
vis-à-vis de la préparation d’une séance de mathématiques.
Le bilan de savoir des deux séances laissait apparaître des différences entre les filles et les garçons. Les filles font explicitement référence, à la différence des garçons, à l’apport positif que constitue le texte pour elles., alors que les garçons ne mentionnent pas positivement la présence d’un texte historique.
L’évaluation
quantitative des élèves ne montre pas une différence significative entre les
deux séances, si ce n’est une réussite légèrement supérieure pour les filles
avec l’approche historique.
Cette
expérimentation permet de montrer l’apport que constituent dans le cadre d’un
transfert des CIR en situation professionnelle les méthodes qualitatives. En
effet, dans une méthodologie quantitative, on aurait cherché à évaluer l’efficacité
comparée des deux méthodes auprès d’un échantillon significatif d’élèves.
Néanmoins, cette approche nous aurait conduits à négliger des dimensions
intéressantes de la situation étudiée. La première dimension est l’angoisse
éprouvée par cette enseignante face aux mathématiques et qui n’est pas une
caractéristique partagée par tous les enseignants et enseignantes. La seconde
est l’impact de l’approche historique auprès des élèves filles : elle ne
se mesure pas uniquement en termes de résultats objectifs, mais également de
préférences subjectives pour telle ou telle méthode pédagogique.
L’évaluation
qualitative permet de prendre en compte la subjectivité des acteurs c’est-à-dire
de ne pas les réduire à des objets, mais de les respecter en tant que sujets de
paroles, de pensées et de sentiments. Il y a donc une dimension éthique :
l’évaluation de l’impact d’une expérimentation ne peut pas se mesurer
uniquement en termes d’efficacité, mais doit également inclure la prise en
compte du vécu subjectif des sujets qui doivent être respectés en tant que
personnes et non pas traités simplement comme des objets scientifiques.
3. Une évaluation d’une formation
d’enseignants-stagiaires et de son transfert sur leurs élèves
Dans le cadre d’une formation à l’éducation critique aux
médias numérique, nous avons la charge d’évaluer l’efficacité de la formation
sur les enseignants et de son transfert sur les élèves. Le recours à des
méthodes expérimentales randomisées ne nous paraît pas nécessairement
pertinent. En effet, elles conduisent à faire abstraction de la situation.
Car l’éducation critique aux médias est un parent pauvre de la formation et de l’enseignement : il est probable que les enseignants titulaires et leurs élèves n’aient pas d’éducation aux médias numériques.
De
ce fait, il est possible de mettre en place une évaluation qui repose sur trois
axes :
- l’évaluation des enseignants stagiaires à travers une évaluation diagnostique et sommative qui les évalue sur leurs acquis durant l’année concernant l’éducation aux médias numériques ;
- un questionnaire aux enseignants titulaires dans les établissements où exercent les enseignants stagiaires permettant d’évaluer leurs connaissances en éducation aux médias numériques et le temps qu’ils y consacrent avec leurs élèves ;
- la réalisation par les enseignants stagiaires d’au moins une séance dans leur classe avec une évaluation diagnostique et sommative visant à mesurer les acquis de leurs élèves.
L’hypothèse qui est sous-jacente ici pour pouvoir mesurer l’impact relatif de la formation comparativement aux enseignants titulaires tient au fait que l’on formule l’hypothèse préalable que les questionnaires feront apparaître que : a) les enseignants titulaires identifient mal les enjeux et les contenus de l’éducation aux médias numériques b) qu’ils ne consacrent pas de temps habituellement en réalité à cet enseignement avec les élèves c) qu’au contraire les étudiants formés seront à la fin de l’année mieux en mesure de formuler les enjeux d’une éducation aux médias d) qu’ils seront en mesure de former leurs élèves à l’éducation aux médias.